Écrit par Sophie Jibnie Ceus
Traduction d’un texte (jusqu’à présent non traduit) d’Edwidge Danticat “We Are Ugly But We Are Here”.
Edwige Danticat est une écrivaine haïtienne qui vit aux Etats-Unis depuis l’âge de 10 ans. Diplômée de Brown University, Edwige est une auteure à succès qui a reçu de nombreux prix pour ses écrits notamment le prix Pushcart Short Story pour ses nouvelles ainsi que le prix national du cercle des critiques de livres . Ses écrits se focalisent sur la vie des femmes et leurs souffrances, ainsi que sur l’injustice et le pouvoir de la politique.
Ce texte publié en 1996, dans le magazine Caribbean Writer a retenu mon attention parce qu’encore en 2020, sa pertinence est d’une acuité poignante. J’ai estimé que le texte devrait être traduit en français parce qu’il célèbre le courage des femmes, qui, tel le roseau, au lieu de se briser, se ploie sous le poids de la vie et se redresse .
Dans ce texte, Edwidge Danticat raconte l’histoire de la reine Anacaona, une des premières femmes massacrées par les colonisateurs espagnols sur l’île d’Haïti. Anacaona était cacique du Xaragua mais aussi une poétesse. Anacaona pour moi signifie grâce, beauté, sagesse et intelligence. Ses vertus se sont transmises à toutes les femmes de l’île car nous sommes les filles d’Anacaona. La phrase qui inspire le texte est aussi un dicton connu de tous les Haïtiens qui remonte du temps où nos ancêtres vivaient en tant qu’esclaves sur l’ile. Nos mères l’utilisent pour se saluer : “Pito nou lèd nou la” en Créole Haitien qui signifie que même si nous souffrons, nous luttons encore, ou nous sommes toujours vivants. J’ai essayé de rendre cette expression par le titre “A genoux mais en vie.”
Anacaona Reine des Indiens Arawak fut une des premières personnes assassinées sur notre terre. Danseuse, poète et peintre, la reine Anacaona gouvernait la partie ouest d’une île si luxuriante et verte que les Arawaks lui donnèrent le nom de “Terre Montagneuse.” Lorsque les espagnols en quête d’or quittèrent leur pays pour arriver sur l’île, Anacaona fut l’une de leurs premières victimes. Elle fut tuée et les envahisseurs pillèrent son village, comme il était de leurs coutumes. L’île d’Anacaona est l’un des plus pauvres pays de l’hémisphère occidentale avec une instabilité politique continue. Donc, il n’est pas étonnant que certains d’entre nous aient tendance à oublier que cette terre fut la première république noire, habitée par les descendants d’Africains déracinés par l’esclavage, qui en firent une Nation Indépendante en 1804.
Je suis née en Haïti sous le régime de Duvalier. Lorsque j’avais quatre ans, mes parents quittèrent le pays pour les Etats-Unis en vue d’y trouver de meilleures possibilités de vie. Je dois admettre que les raisons motivant leur départ étaient bien plus économiques que politiques. N’importe qui ayant des notions sur la vie en Haïti peut cependant témoigner que politique et économie sont étroitement liées. Le bien-être du peuple est déterminé par qui est au pouvoir.
Je suis maintenant âgée de vingt-six ans et j’ai vécu la moitié de ma vie aux Etats-Unis. Mes souvenirs les plus marquants d’Haïti concernent des situations quotidiennes. En Haïti, les coupures d’électricité surviennent abruptement et durant cette période il est impossible de lire, d’étudier, ou de regarder la télévision, donc la famille s’assoit autour d’une bougie allumée pour écouter l’histoire que racontent les anciens. Ma grand-mère, campagnarde qui n’avait jamais été à l’aise dans la ville de Port-au-Prince, n’avait plus que ses récits et ses courtepointes rapiécées pour la consoler, et ce fut elle qui me raconta l’histoire d’Anacaona. Ma grand-mère et moi partagions une chambre, cette même chambre ou je la vis rendre l’âme âgée de plus de cent ans. Elle mourut les yeux grands ouverts et je suis celle qui les lui ferma pour une dernière fois. Ses innombrables histoires à caractères mystiques nous manquent toujours, mais j’avais accepté sa mort très facilement parce qu’en Haïti, la mort nous guette à chaque instant.
Dans mon enfance, j’ai assisté à plus d’enterrements que nécessaire pour mon âge. Mon oncle, étant mon tuteur légal et pasteur baptiste, ma famille avait pour obligation d’assister à toutes les obsèques dont il était responsable. J’y assistais donc aussi lorsqu’il en était le maître de cérémonie. Toutes, nous portions la même robe de dentelle blanche. C’est peut-être à force d’assister à toutes ces cérémonies que j’ai fini par avoir l’impression que la mort ne signifie pas la fin, que les gens que nous ensevelissons sont en route pour une autre vie. Ils ont cependant aussi la capacité de veiller sur nous qui sommes encore vivants.
Lorsque j’avais huit ans, le beau-frère de mon oncle était parti travailler dans les champs de canne à sucre de la république dominicaine et revint sur une civière. Je me souviens de sa femme lui fourrant des plumes d’oiseaux dans le nez et lui frottant les lèvres avec du poivre pour le faire éternuer parce qu’elle croyait dur comme fer que s’il éternuait, il vivrait. Le soir venu, je fus chargée de surveiller les étoiles du ciel. Dans la mythologie haïtienne, si une étoile tombe du ciel, c’est un signe de mort. Une étoile tomba, et il mourut.
J’ai des souvenirs de Jean-Claude “Baby Doc” et de sa femme, qui de leur Mercedes Benz, jetaient de l’argent aux enfants pauvres de notre quartier qui se précipitaient vers leur voiture. Les enfants s’entretuaient presque pour une pièce de monnaie ou la possibilité d’apercevoir Baby Doc. Une fois, à l’occasion des fêtes de Noël, la radio annonça que la femme de Baby Doc donnerait des jouets gratuits. Mes cousins et moi nous y rendîmes et fûmes presque écrasés par le flot d’enfants qui couraient sur les pelouses du palais.
Tous ces souvenirs soulèvent tant de questions en moi. Ou était ma place dans tout cela ? Quelle fut celle de ma grand-mère? Quel est l’héritage des filles d’Anacaona ? Qu’est-ce qu’il nous reste, à nous les filles d’Haïti ?
En visionnant les journaux télévisés, il est difficile de croire que des femmes vivent ou existent dans des pays secoués par des conflits comme l’est Haïti. Les informations rapportées par la radio le soir ne parlent brièvement que des coups présidentiels, des passagers à bord de bateaux clandestins capturés en mer, et des élections truquées. Les faits survenus dans la vie des femmes ne font jamais la une des journaux, et pourtant ils existent.
Je connais des femmes qui disent à leurs filles de rester immobiles et de prétendre être mortes quand des soldats envahissent leurs maisons. Une fois, j’ai rencontré une femme dont la sœur enceinte fut exécutée pour avoir porté un maillot avec un symbole critique de l’armée. Je connais une mère qui a été arrêtée et battue pour avoir travaillé avec un groupe prônant la démocratie. Son corps est marqué par les brûlures de cigarettes que les soldats ont écrasées sur sa peau. Le soir, cette femme sent toujours l’odeur de la cendre des cigarettes qui furent enfouis dans ses narines. Dans cette même cellule de prison, elle assista au viol de sa fille âgée de quatorze ans par des auxiliaires paramilitaires, armes à la main.
Puis la mère et sa fille sont parties clandestinement sur un petit bateau vers les Etats-Unis. Elle ne savait pas que sa fille était enceinte suite aux viols subis en prison. Elle n’avait aucune idée que sa fille avait attrapé le virus du VIH d’un des paramilitaires qui l’avait violée. Le bébé, issu de ce viol fut nommé Anacaona comme la reine parce que cette famille est aussi originaire de la région où la reine Anacaona fut assassinée. Bien que le visage de l’enfant ne reflète aucun lien de parenté avec les premiers habitants de l’île, son histoire rappelle la première coulée de sang sur une terre qui en a vu plus que nécessaire.
Il y a un diction utilisé en Haïti que l’esthétique des femmes n’approuvent pas; “pito nou lèd nou la”. Littéralement “Nous sommes laids mais présents.” La modestie est une valeur commune chez les Haïtiens, mais ce dicton a une signification profonde pour une pauvre femme haïtienne qui essaie de maintenir sa beauté, que sa peau soit foncée ou pas. Pour la plupart d’entre nous, il signifie de valoriser le fait que nous sommes vivants malgré ces circonstances pénibles. Les femmes des provinces se saluent ainsi pour souligner toutes les difficultés qui ont été surmontées pour rester en vie. C’est un encouragement mutuel qui permet de se souvenir que nous sommes encore vivantes pour affronter les difficultés d’une vie parfois amère. C’est dans ce sens qu’une femme se rappelle jusqu’à ce jour de nommer son enfant Anacona, un nom qui rappelle à la fois la grandeur et l’agonie d’un passé qui hante tant de femmes.
Esclaves, nos ancêtres étaient convaincus que leurs esprits retourneraient en Afrique, spécifiquement dans une terre de paix que nous appelons Guinin où les dieux et déesses résident. Mes ancêtres féminins parlaient deux moitiés de deux langues différentes. Elles parlaient le français et l’espagnol, langues qui provenaient de leurs ravisseurs et qui se mêlaient à leur propre langue africaine. Il paraît que ces femmes parlaient en langue quand elles adressaient leurs prières à leurs dieux anciens, les esprits africains. Craignant de ne pas être comprises par les esprits anciens, elles ont inventé une nouvelle langue, le patois du Créole, une langue pleine d’images pour décrire leur nouvel environnement et leur circonstances pénibles. Lorsque ces femmes se saluaient, leur langage était codé : Koman ou ye se mwen ?
Pito nou led, nou la.
Ces jours-ci beaucoup de nos sœurs se saluent sur des terres étrangères, loin de là où elles ont appris la glossolalie. Certaines d’entre nous ont dû voyager sur de longues distances périlleuses en haute mer, sur des bateaux où elles risquent leur vie. Il y a deux ans de cela, une mère a sauté en mer d’un bateau lorsqu’elle a réalisé que son bébé était mort dans ses bras durant ce passage alors qu’elle espérait un meilleur avenir. Le sacrifice de cette femme a ému le président exilé Jean-Bertrand Aristide jusqu’aux larmes. Cependant, il a trouvé un réconfort, comme beaucoup d’entre, à l’idée des nombreux sacrifices faits par nos ancêtres qui nous ont permis d’être en vie
Le passé est rempli d’exemples où nos ancêtres croyaient si fort au pouvoir de l’océan qu’ils y plongeaient pour échapper aux navires négriers, laissant les vagues les emporter. Ils croyaient que les eaux de la mer étaient commencement et fin de tout, chemin de la liberté, et porte d’entrée au Guinin. Ces femmes sont la base fondatrice de ma plus tendre enfance. Des femmes, comme ma grand-mère qui m’ont raconté l’histoire de la reine Anacaona.
Ma grand-mère croyait que la perte d’une vie signifiait qu’une autre fleurissait quelque part, et que la seconde serait plus forte que la première. Elle croyait que, aussi longtemps que le souvenir d’une personne décédée était célébrée, elle ne mourrait pas vraiment, que quelqu’un se souviendrait de ce que cette âme représentait et ce qu’elle a été. Nous, les filles d’Anacaona, faisons partie de ce cercle infini. Nous avons trébuché, mais nous ne sommes pas à terre. Nous n’avons pas eu beaucoup de chance mais continuons à tenir. De temps en temps, nous devons crier aussi fort que possible, aussi loin que le vent peut porter nos voix : Pito nou lèd, nou la !
Traduction du texte “We Are Ugly But We Are Here” de Edwidge Danticat (2020). Texte original disponible sur: http://faculty.webster.edu/corbetre/haiti/literature/danticat-ugly.htm
Ouvrage cité
Danticat, Edwidge. “We are Ugly But We Are Here”. The Caribbean Writer, volume 10, 1996.
Citation d’image
Photograph Courtesy Shevaun Williams: shevaunwilliams.com
Written by Fren 322
Archives
Calendar
M | T | W | T | F | S | S |
---|---|---|---|---|---|---|
1 | ||||||
2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 |
9 | 10 | 11 | 12 | 13 | 14 | 15 |
16 | 17 | 18 | 19 | 20 | 21 | 22 |
23 | 24 | 25 | 26 | 27 | 28 | 29 |
30 |